Par les temps qui courent, il importe de rester curieux.
Lettre à Robert.
14 Novembre 2024
Novembre 2024
Cher Robert
Ne cherche pas.
Tu ne m’as jamais vu…
Du moins tu ne m’as jamais remarqué.
Moi par contre, je t’ai vu plusieurs fois…enfin… disons que j’ai vu l’image que tu donnes de toi lorsque tu te mets en scène.
Tout d’abord, je tiens à m’excuser… Ton premier album, celui avec le frigidaire, est passé, à sa sortie, sous ma couverture radar...
Excepté le single Killing an Arab extrait du pressage U.S., vu que L'Étrangerde Camusfigurait en tête de liste de mes chocs émotionnels intenses du moment.
Ce n’est que bien après la sortie de la trilogie Seventeen Seconds/Faith/Pornography que j’ai réalisé à quel point The Cure avait fait partie intégrante de la composante spectrale de ma vie.
D’ailleurs, ça me rappelle mai 1981 : Bruxelles... Tu joues à l’ABdans quelques heures… C’est bien, il est 18h, j’ai le temps… Sneakers blancs à velcro, froc noir serrant lardé de tirettes, sweat couleur corbeau, foulard fushia, chevelure hiroshimienne et veste de cuir noire constellée de badges… Un type me croise dans un escalator, je descends, lui monte, il a juste le temps de m’appeler Colonel (à cause des badges) … J’esquisse un début de sourire, mais pas trop, il faut savoir se tenir, les temps ne sont plus aux risettes, les amis de Robert portent sur leurs épaules toute la souffrance du monde.
Au fait, avant que j’oublie...Il faut que je te dise que j’ai gardé de cette soirée le souvenir inoubliable de l’écrasant Carnage Visors.
Tu sais, en repensant à 1982, je te comprends, s’enfoncer plus loin dans les ténèbres et creuser plus bas que Pornographyn’aurait eu aucun sens, tu n’aurais pas pu piocher plus profond,…D’ailleurs, souviens-toi,tu étais exténué, le mental dans les talons, les méninges imbibées de substances étranges….
Comme toi, après deux années sépulcrales, j’avais également besoin d’un défouloir psychédélique…Ton projet The Glovefit parfaitement l’affaire.
Ensuite ? On en arrive à une tranche de vie basée sur le changement d’azimut. Tes The Walk,Caterpillar et Let’s Go to Bed avaient des odeurs de fin de règne, des relents de ressac, tu sais, quand les vagues se retirent.
Dans les années qui suivirent, (et là, tu vas m’en vouloir), j’ai zappé ton Disintegration; je n’avais plus assez de temps pour glorifier le spleen, ce fut mon époque constructivo-positiviste, toi et moi étions désormais en opposition de phase.
Note, tu as écrit de très bonnes choses (In Between Days, Lullaby, Friday I’m in Love...)… Mais je ne les entendais plus. En fait, j’écoutais d’autres musiques.
Mais reprenons àpartir dePornography, cette phase terminale d'une trilogie durement phagocytée.
Après m’être rassasié de tes textes kafkaïens, de tes envolées mystico-énigmatiques rimbaldienneset de tes élans baudelairiensainsi que d’autres écrits inspirants, anglophones ceux-là ( Shelley, Poe,Yeats...)j’ai ressenti le besoin de passer à autre chose.
Le snobisme désabusé dont nous faisions preuve face aux charmes de la grande faucheuse s’est, au fil du temps, transformé en certitude fataliste…
Pour la plupart d’entre nous, la mort, à l’époque, était invisible.
Par la suite, il nous a bien fallu en admettre sa plausibilité d’abord, sa réalité ensuite...
Ainsi que son manque total de ... snobisme.
Tu vois, Robert, le trépas est tout sauf romantique, à mille lieues de la cadavérisation romanesque fomentée par la déferlante sombre de l'après punk.
C’est comme ça, notre idéalisme ténébreux proche des Souffrances du jeune Wertherestresté coincé dans l’engrenage du début des eighties.
Tous ces sons tourmentés issus de ta Jazzmaster, des toms de Lol et de la basse de Simon se sont mués en curiosités crépusculaires…En remarquables stigmates d’un temps révolu.
Je te raconte tout ça, Robert, parce que j’ai écouté ton Songs of A Lost World…
Ce disque a des odeurs de retrouvailles, une indiscutable sincérité s'en dégage, et cette authenticité désarmante m'a, dès Alone, percuté le cœur au point que nous sommes à nouveau toi et moi, après 42 années, en concordance de phase…
C’est à croire que l’inéluctabilité de la décrépitude a quelque chose de fédérateur.
Le commun des mortels pourrait trouver bizarre qu’on puisse se réjouir à l’idée d’établir des comparaisons entre nos mélancolies...
Et pourtant...
Au passage, dis-moi, te rends-tu compte que ton Endsong dispose d'une puissance émotionnelle égale à celle du I Can’t Give Everything Away de Bowie ?
Lui aussi conclut un album, lui aussi sonne comme un chant de cygne débouchant sur le ... Rien.
Endsong, en somme, c'est la dernière ligne droite d'une randonnée d’un demi-siècle qui prend fin brutalement, les orteils dans le vide, au bord d’une falaise du Kent…
Entre nous, tu m’inquiètes Robert...
Un album majestueux qui a des airs de clôture de compte?
Un disque intime transcendé d’un épilogue magistral ?...
J’espère vraiment que tu vas bien.
Au fait, tu permets que je t’appelle Robert ?
Après tout, à quelques mois près on a le même âge, certes nous nous sommes perdus de vue pendant une quarantaine d'années, mais nous nous connaissons depuis tellement, tellement, tellement longtemps…
Yours sincerely...
PS: Encore merci pour tout, cet album est magnifique.